- GRÈCE ANTIQUE
- GRÈCE ANTIQUELA NOTION de liberté est immédiatement liée, en Grèce, à celle de démocratie, c’est-à-dire au gouvernement du peuple par le peuple (dèmos ): «Le fondement du régime démocratique est la liberté», dit Aristote (Politique , Z 2, 1317 a 20) après Platon (La République , VIII, 557 b 3, 502 b 6). Le mot de démocratie a signifié, aux origines de la cité grecque, une belle conquête de l’homme. Aux temps d’Homère (VIIIe s.) et d’Hésiode (VIIe s.), le peuple ne compte pas. Dans L’Iliade , aux réunions de l’agora, seuls le roi et les gérontes , chefs de tribu, ont le droit de prendre le sceptre pour donner leur avis, rendre leurs jugements. Dans Les Travaux et les jours , nous voyons pareillement une différence radicale entre les grands propriétaires terriens, qui se nomment eux-mêmes «les gens de bien», et la masse de petites gens qui peinent durement, soit en véritables esclaves sous la forme du servage ou du mercenariat (ce sont les thètes ), soit dans la condition tout instable de fermiers tenus à remettre cinq parties de la récolte dont ils ne gardent que le sixième (ce sont des hecktèmoroi ) ou de petits paysans libres qui ne cultivent qu’un pauvre lopin. En sorte qu’il n’existe alors de liberté vraie que pour le riche. Si les pauvres veulent atteindre à la liberté, s’ils veulent être libres de leur personne, de leur corps, il leur faut se grouper, s’unir, pour compenser par un effet de masse l’état d’infériorité où les mettent individuellement leur naissance et leur pauvreté.Au VIIe siècle, par suite de la colonisation, des progrès de la population dans les villes et dans les ports, de la croissance du commerce et de l’artisanat, il se constitua un dèmos urbain plus compact et mieux organisé que celui des campagnes, qui sut se donner des chefs, lutter ainsi contre les Eupatrides et finalement leur imposer une sorte de partage des pouvoirs. C’est de ce compromis que résulta la polis démocratique où s’exprime excellemment le génie de la Grèce.C’est aux alentours de l’an 600 que s’est accompli le changement. Nous possédons encore le texte de la plus ancienne, sans doute, des lois constitutionnelles de l’Occident, la rhètrè de Chios ; comme les lois de Solon, elle avait été gravée sur un cube de pierre fiché sur un pieu, ce qui permettait de faire tourner la pierre et d’en lire, sans bouger, les quatre faces. Le ton démocratique de la loi est indéniable: le peuple, dèmos , émet lui-même une loi constitutionnelle (rhètrè ); ses «démarques», c’est-à-dire des magistrats élus par lui, jouent un rôle dominant dans le gouvernement de la cité; à côté des démarques apparaissent des «rois» (basileis ), survivance d’un régime purement aristocratique ou monarchique; on convient ensemble de se réunir en assemblée du peuple (dèmou keklèmenou ), à jours fixes, pour y rendre la justice; le condamné peut faire appel à un concile du peuple (dèmosiè boulè ), corps élu composé de cinquante membres par tribu, qui tiendra session plénière le 9 de chaque mois pour administrer toutes les affaires du dèmos et en particulier juger de tous les litiges qui se sont présentés durant le mois. Vers le même temps (592), les lois de Solon assurent aux Athéniens, pour toute la durée de leur histoire, la liberté civile, en interdisant la prise de corps des débiteurs insolvables; tous les fils d’Athéniens sont citoyens libres, répartis en quatre classes censitaires; les droits et les devoirs sont proportionnés au cens, mais même les citoyens de la dernière classe participent aux affaires publiques comme membres de l’assemblée et des tribunaux. L’évolution ainsi commencée ne s’achèvera qu’avec les lois de Périclès, en 451, quand cet homme d’État institue le paiement des fonctions publiques, ce qui permettra aux citoyens les plus pauvres d’accéder pratiquement à toutes les charges, celle de stratège étant seule exceptée en raison des capacités qu’elle exige.L’alliance entre «liberté» et «démocratie» implique deux privilèges: elle implique la liberté civile, en ce sens que tout membre de la cité, né de parents citoyens, est garanti dans sa personne et dans ses biens aussi longtemps qu’il n’enfreint aucune des lois civiles ou politiques de l’État; et elle implique la liberté politique, en ce sens que le même citoyen, du seul fait de sa naissance, et sous réserve évidemment de son obéissance aux lois, est habilité à revêtir toutes les magistratures publiques, qu’elles soient dévolues par tirage au sort ou par élection. Un tel régime se distingue du régime oligarchique ou aristocratique, où le pouvoir n’appartient qu’à la classe restreinte des riches ou des «meilleurs» (au sens social) et du régime monarchique ou tyrannique, où le pouvoir n’appartient qu’à un seul homme dont le seul décret fait loi.À la question: «Quel est l’objet par rapport auquel l’homme grec est libre, c’est-à-dire délivré? Quelle est la captivité dont il s’est affranchi?», répondons d’un mot. Le Grec s’est délivré, d’une part, dans sa personne même, des chaînes de l’esclavage qui le liaient en fait (sous la forme du servage) ou qui risquaient sans cesse de le lier par la précarité de sa condition matérielle (esclavage pour dettes); et il s’est délivré, d’autre part, en tant qu’animal politique, de la domination tyrannique des premiers maîtres de la Grèce, les rois ou les féodaux qui possédaient la terre.Après avoir rappelé que le fondement de la démocratie est la liberté, que, selon l’opinion commune à Athènes, ce régime est le seul dans lequel les hommes participent à la liberté et que telle est la fin même à quoi vise toute Constitution démocratique, Aristote poursuit (Politique , Z 2, 1317 b 2): «Maintenant la liberté consiste, d’une part, dans le fait d’être tour à tour sujet et gouvernant – car la notion populaire de la justice, c’est l’égalité des droits pour tous numériquement parlant et non selon la valeur, et si telle est la notion de la justice, la masse est nécessairement souveraine: c’est la décision de la majorité qui compte en dernier ressort et qui est le droit ... –; la liberté consiste, d’autre part, dans le fait que chacun est libre de vivre à sa guise: c’est là en effet la fonction propre de la liberté, s’il est vrai que ce qui caractérise l’esclave, c’est de ne pas vivre à sa guise. Tel est donc le second signe distinctif de la démocratie, d’où est venue la prétention à ne pas avoir de maîtres; s’il se peut, à n’en avoir d’aucune sorte; si c’est impossible, à être tour à tour maître et sujet: car c’est de cette manière que l’on tend à réaliser la liberté dans l’égalité pour tous.»Dans son discours sur les morts d’Athènes qui périrent durant la première année de la guerre du Péloponnèse (Thucydide, II, 35-37), Périclès commence par un éloge des aïeux qui, «par leurs vertus militaires (di’ aretèn ), ont transmis à leurs successeurs le sol de la patrie libre jusqu’à ce jour». Il continue par un éloge de la démocratie où nous trouvons déjà les deux caractères distinctifs signalés par Aristote: d’une part l’égalité des droits (to ison ), d’autre part la liberté pour chacun de vivre à sa guise. «Notre Constitution, dit-il, a pour nom démocratie, parce qu’elle intéresse non un petit nombre d’individus, mais la majorité. En ce qui regarde les lois, tous, dans les différends entre particuliers, jouissent de droits égaux; en ce qui regarde les dignités, chacun, selon le mérite qui le distingue, est ordinairement préféré pour les emplois publics, non pas à cause de son parti, mais de ses vertus: et il n’y a même pas d’exclusive pour défaut d’illustration en raison de la pauvreté, si l’on est en mesure de rendre quelque service à l’État.»Tel est l’idéal de la démocratie et de la liberté. Avant d’en marquer les excès, il faut montrer comment ce principe de liberté suscita à Athènes un prodigieux essor de vie et d’activité dans toutes les disciplines humaines.Et d’abord, il n’est pas douteux que la liberté dont ils jouissaient en tant que citoyens poussa les Athéniens à se défendre sans faiblir au début du Ve siècle contre les Perses et, à la fin de ce même siècle, contre Sparte et ses alliés. C’est un lieu commun chez les poètes tragiques et les historiens de ce temps que de comparer les Grecs aux sujets du Grand Roi comme des hommes libres à des esclaves. Ils ne combattaient pas seulement pro aris et focis , mais pour un idéal de vie qu’ils avaient conquis de haute lutte et dont ils avaient conscience qu’il pouvait seul assurer un plein développement de la personne humaine.Le Grec n’obéit pas à un homme, mais il obéit à la loi, parce que celle-ci est l’expression de la volonté du peuple, et que le peuple c’est lui-même. Car c’est lui qui, au conseil, à l’assemblée, a préparé et fait la loi; et c’est lui encore qui l’applique dans les divers tribunaux de la cité. Cette conception politique n’est pas particulière à tel ou tel État de la Grèce. Athènes sans doute en donne le modèle, mais elle n’en possède pas le privilège. Du sens de liberté politique, qui est le sens premier, par cela même que toute liberté dérive du droit imprescriptible qu’a chaque homme d’user comme il l’entend de sa personne, l’on a passé tout naturellement à la liberté dans la pensée, le langage, les attitudes et la conduite: l’homme libre – eleutheros – se doit de se comporter comme tel. L’adjectif même, eleutheros , et plus encore eleutherios formé sur le précédent, marque cet enrichissement de sens; cette évolution sémantique est intéressante.L’esprit de liberté a favorisé l’esprit de recherche et d’invention chez les Grecs du Ve siècle, dans la mesure même où il favorisait aussi un plus grand développement de la personnalité.Dans la prosopopée des lois du Criton , la base de l’argumentation est que la loi est une sorte d’agrément, de contrat entre la communauté civique (to koinon tès poleôs , 50-53) et l’individu. Parvenu à l’âge d’homme, quand il a pris connaissance de la vie publique et des lois, le citoyen d’Athènes est parfaitement libre, si cette vie et ces lois ne lui conviennent pas, d’emporter ce qu’il possède et d’aller s’établir ailleurs. Socrate n’a rien fait de tel. Il est toujours resté à Athènes. Il a prouvé ainsi que les lois d’Athènes et le régime politique athénien lui agréent. Il s’est donc lié lui-même et ne peut plus maintenant violer cet accord en fuyant hors de l’Attique. Il y a, dans ce morceau célèbre, une phrase bien remarquable. Socrate, est-il dit, doit tout aux lois de la cité. Or c’étaient là, Socrate en convient, de bonnes lois. «Eh bien donc, alors que tu as été ainsi mis au monde, élevé et éduqué par nous, pourrais-tu prétendre d’abord que tu n’étais pas à nous (hèmeteros ), notre rejeton et notre esclave (ekgonos kai doulos ), toi-même et tes descendants?» Ce mot est bien curieux en vérité. Le citoyen est un homme libre en ce sens qu’il n’obéit pas à un autre homme. Mais il est l’esclave de la loi. La cité a fait de lui un «homme libre» en lui garantissant ces libertés civiles et politiques que nous définissions plus haut: mais cette même cité le regarde comme son «esclave», car il lui appartient tout entier. Et il lui appartient en vertu d’un contrat. La cité propose les lois à l’assemblée: tout citoyen a le droit de les suivre ou de les discuter. S’il ne discute pas, il est lié. Ce qui revient à dire, en définitive, que le citoyen est esclave dans la mesure même où il est libre. La liberté implique, pour lui, qu’il prenne part à la chose publique. Participant à la chose publique, c’est lui qui fait les lois. Quand donc il obéit à la loi, il ne fait qu’obéir à ses propres décrets, il s’obéit à lui-même.On voit tout ce qui découle d’une telle conception. C’est d’abord qu’il n’y a pas de liberté vraie sans participation au gouvernement, ce qui comporte un engagement: le citoyen doit prendre ses responsabilités. C’est en outre que, la loi une fois votée – et l’on a eu le droit et la possibilité de s’opposer à ce vote –, on a le devoir de la suivre sans restriction. D’un mot, la liberté politique oblige à une discipline de l’esprit et des mœurs. Le gouvernement du peuple par le peuple suppose une éducation qui ferait de tous les citoyens des êtres conscients de leurs actes.En 338-337, quelques semaines après Chéronée, les cités grecques signaient à Corinthe un pacte d’alliance avec Philippe. Elles y juraient de ne porter les armes ni, naturellement, contre Philippe ni contre aucune des cités contractantes, de ne chercher à renverser ni la monarchie de Philippe et de ses successeurs, ni les régimes en vigueur dans les cités au moment du pacte. Si l’une des cités enfreignait le pacte et troublait la paix commune, les autres lui feraient la guerre, «conformément, disait le texte du serment, à ce qui m’a été enjoint et aux commandements du général en chef», c’est-à-dire du roi de Macédoine. Cette date mémorable ne marque pas seulement la fin de l’autonomie des cités grecques, elle ouvre aussi une période nouvelle pour la vie morale et spirituelle de l’homme d’Occident.Jusque-là, l’homme ancien, en tant que personne morale, s’était défini essentiellement comne membre d’une cité. Le citoyen, par nature, était un eleutheros , en ce sens qu’il n’obéissait à aucun autre homme, qu’il n’était au service de personne. Il n’obéissait qu’à la loi; et la loi, on l’a vu, est un pacte que le citoyen, en théorie, a librement contracté avec la cité. De son côté, la cité elle aussi est libre. Si petite qu’on la suppose – car l’étendue de son domaine ne modifie en rien ses droits –, elle est maîtresse absolue de ses actes, décide de la paix et de la guerre, change à son gré sa Constitution, se gouverne en toute indépendance. À partir de la ligue de Corinthe, la cité n’est plus autonome. Elle obéit à un maître, le roi de Macédoine. Après quelques révoltes, Athènes recevra une garnison de soldats macédoniens, et c’est selon les ordres du prince qu’elle sera gouvernée par tel ou tel parti.De si grands changements, même dans nos États modernes, sont susceptibles d’ébranler profondément la conscience morale. Mais encore, l’homme moderne trouve-t-il des refuges: la religion, la philosophie, les recherches de science pure. L’habitant de la Grèce classique n’avait pas ces ressources. Pour lui l’État était tout. Il était une Église, car la religion ne se distinguait guère de la cité. Il enseignait la manière de vivre et il offrait au citoyen la fin la plus belle à laquelle on pût se donner: servir la patrie. Platon encore, à l’Académie, cherche à former de futurs gouvernants. Il ne se propose rien d’autre que de travailler au bien de la cité. La méthode seule a changé, non le but. Isocrate, en son école, fait de même. On peut donc imaginer ce qu’a été, pour l’homme ancien, la chute de la cité. C’est tout son cadre qui s’écroule. Rarement, l’humanité pensante a été appelée à réviser ses valeurs et toute sa conception de la vie d’une manière aussi complète.L’homme moderne peut se réfugier dans la religion, la philosophie ou la science. Or c’est précisément à cette époque que ces trois voies de vie se constituent dans une pleine autonomie. C’est alors que, sous l’influence du Timée , des Lois , de l’Epinomis , du De philosophia d’Aristote, se fonde la religion du Dieu cosmique, qui propose enfin à l’homme un objet d’adoration qui puisse contenter à la fois les exigences de sa raison et de son cœur, en même temps qu’elle lui montre dans le ciel et les astres divins un objet de contemplation qui le ravit et le délivre des misères terrestres. Isocrate et Platon voulaient former des gouvernants: Aristote ne se donne pour tâche que de promouvoir la science. Le Lycée est le premier établissement de l’Antiquité qu’on puisse dire voué à la science pure. Du Lycée, la tradition passera au Musée d’Alexandrie, et ce sont les travaux des critiques alexandrins qui fixeront la lettre des grands textes du passé, qui prépareront les grandes découvertes de l’avenir. Enfin, c’est alors aussi que la philosophie devient vraiment un refuge. Épicure, en 306, fonde l’école du Jardin, Zénon, en 301, celle du Portique. L’une et l’autre vont fournir à l’homme de nouveaux cadres destinés à remplacer celui de la cité, qui n’est plus.Ainsi les sages d’Athènes, en ces temps de profonde misère, ont-ils apporté au monde une nouvelle conception de la liberté. Jusqu’alors Athènes avait toujours été le champion de la liberté: de l’individu dans la cité, de la cité dans la Grèce. Quand la liberté politique eut péri, les philosophes d’Athènes enseignèrent que le sage reste libre s’il apprend à se suffire à lui-même et à vivre en accord avec l’ordre du monde.Selon le beau mot de l’historien Hégésandre, «si tout le reste est commun à l’ensemble des Grecs, seule Athènes a su montrer aux hommes la route qui mène vers le ciel».
Encyclopédie Universelle. 2012.